Quel chemin parcourir entre le suivi des ruchers et un avis de l’anses ? En passant par une étude scientifique en conditions contrôlées

La publication de travaux de recherche dans une revue scientifique est toujours un aboutissement et d’autant plus lorsqu’elle résulte d’un travail collaboratif. Cela est incontestablement le cas pour la récente publication (Prado et al., 2019) dans la revue Science of total environment. Cet article illustre comment la complémentarité des compétences des apiculteurs, des ingénieurs salariés d’associations pour le développement de l’apiculture (ADA) et de l’ITSAP-Institut de l’abeille, ainsi que celles des chercheurs de l’INRA associée à leur goût du travail en commun conduisent parfois à de nouvelles découvertes scientifiques.
Pour mieux se représenter comment cette publication a pu voir le jour, il faut revenir quelques années en arrière jusqu’en automne 2013 où l’appel à projet FranceAgrimer expérimentation venait d’être publié. A cette époque, les ADA de plusieurs régions voulaient déjà depuis quelques années s’organiser autour d’un réseau grâce auquel elles auraient pu acquérir des données précises sur la santé des colonies d’abeilles ainsi que sur leur exposition aux résidus de pesticides. Cette volonté était également partagée par l’ITSAP-Institut de l’abeille qui avait ouvert six mois auparavant un poste d’écotoxicologue dont la mission principale était de mettre en place un observatoire des résidus de pesticides dans les matrices apicoles. Et, à peu près dans le même temps, une chercheuse venait de prendre ses fonctions à l’INRA d’Avignon pour développer une approche épidémiologique du déclin des populations d’abeille au sein de l’unité Abeilles et Environnement (A&E). Tout semblait réuni pour constituer un groupe opérationnel impliquant apiculteurs, ingénieurs des ADA, de l’ITSAP et les chercheurs de l’UMT Prade autour d’un projet d’observatoire. Son objectif ? Collecter dans différents contextes agricoles un grand nombre d’informations de terrain de manière standardisée puis les analyser à l’aide d’outils statistiques et de modélisation afin d’identifier des situations à risque pour la santé des colonies. Il ne restait donc plus qu’à rédiger un projet. Passé quelques réunions durant lesquelles objectifs, protocoles, organisation, budgets furent discutés entre les partenaires pressentis, un projet appelé « observatoire des résidus de pesticides » était soumis à FranceAgrimer.
Deux mois et demi plus tard, nous avions le plaisir de recevoir la réponse positive. Nous étions dotés d’un financement d’une année pour mettre en place 16 ruchers observatoires répartis dans des zones d’arboriculture, de maraichage, et de grandes cultures de 7 régions métropolitaines. Tout le projet reposait à cet instant sur les épaules d’Estelle Delestra, Marion Guinemer, Anthony Bouetard, Vincent Girod, Alban Maisonnasse, responsables du projet au sein de leurs ADA respectives, et sur celles de stagiaires (sans qui beaucoup de nos travaux ne pourraient voir le jour !). Leur rôle était dans un premier temps d’identifier avec l’aide d’apiculteurs de leur région, des sites sur lesquels les ruchers observatoires seraient installés et de définir les périodes durant lesquelles le protocole d’étude serait appliqué. Le protocole consistait précisément à évaluer tous les mois, dans une vingtaine de ruches appartenant à un apiculteur professionnel, le nombre d’abeilles adultes et immatures, le nombre de varroas phorétiques pour 100 abeilles ainsi que les surfaces occupées par les réserves de miel et de pollen (méthode ColEval). Parallèlement, l’exposition des colonies aux résidus de pesticides et la nature des pollens collectés étaient suivies à l’aide de trappe à pollen placées sur 5 colonies et grâce auxquelles nous pouvions échantillonner puis analyser une partie du pollen collecté par les abeilles. L’application rigoureuse de ce protocole durant l’année 2014 permis de constituer un premier jeu de données qui fut consolidé par la suite grâce à la reconduction du projet au cours des années 2015 et 2016.
C’est ainsi qu’après des milliers de kilomètres parcourus, moyennant des centaines d’heures passées sur les ruchers et en dépit de quelques inévitables piqûres, notre équipe qui s’était entretemps étoffée avait maintenant à sa disposition les profils d’évolution des populations d’abeilles de plus de 350 colonies et les résultats d’analyses chimiques et palynologiques des 752 échantillons de pollen qui avaient été prélevés au cours de ces 3 années d’étude. Bien entendu nous n’avions pas attendu jusqu’ici pour valoriser ces résultats et pour les présenter à l’occasion des séminaires, colloques ou journées techniques agricoles et apicoles qui ponctuent chaque année les intersaisons. Leur existence avait d’ailleurs assez vite retenue l’attention de l’Anses. L’agence souhaitait pouvoir en disposer pour alimenter leur dispositif naissant de phytopharmacovigilance et s’était proposée pour participer au financement d’une base de données qui permettrait de faciliter le stockage et l’exploitation des données expérimentales. Par le biais d’une convention recherche-Développement (CRD-IODATOX) entre l’Anses et l’Itsap, un prototype d’application informatique voyait alors rapidement le jour.
Organisés à présent dans un outil qui facilitait leur exploitation, il ne restait maintenant « plus qu’à » entreprendre un travail approfondi pour analyser ces milliers de résultats. Cette tâche minutieuse fut confiée à Alberto Prado, un jeune chercheur lauréat d’une bourse postdoctorale Agreenskills venu du Mexique pour étudier l’impact des pesticides sur la santé des abeilles. Placé sous la houlette de Maryline Pioz et Cédric Alaux, et bénéficiant de l’expertise d’autres chercheurs de l’INRA, Alberto identifia tout d’abord cinq mélanges composés principalement de fongicides et dont la présence dans le pollen était corrélée à des affaiblissements de couvain sur le terrain. Nous venions de trouver une piste. Mais cette approche corrélative était bien trop légère pour pouvoir affirmer qu’une exposition des abeilles aux mélanges identifiés provoquait à coup sûr un affaiblissement du couvain. L’astuce fut alors de reproduire cette exposition en nourrissant des abeilles naissantes avec des pollens artificiellement contaminés et d’enregistrer leur activité de va et vient à l’extérieur de la ruche à l’aide de compteurs. L’hypothèse était que les abeilles exposées aux pesticides verraient leur longévité raccourcie. Les expérimentations conduites au cours des printemps 2017 et 2018 indiquèrent tout à fait le contraire ! Pour deux des cinq mélanges testés (C et D), la longévité des abeilles était supérieure à celle des abeilles témoin et celle des abeilles exposées aux trois autres mélanges (A, B et E). Une analyse plus fine des données révéla cependant que les abeilles exposées aux deux mélanges en question effectuaient, une fois devenues butineuses, moins de vols par jour et avec une durée moyenne plus courte que les abeilles du groupe témoin. Alors que ces abeilles témoins enregistraient un temps de vol de 1000 min en 17 jours, celles préalablement exposées aux mélanges C et D mirent en effet respectivement 6 et 4 jours de plus pour en effectuer autant. Et, quand 17 jours suffisaient aux abeilles témoins pour effectuer une vingtaine de vols de butinage, il fallut entre 4 et 5 jours de plus aux abeilles exposées pour afficher le même nombre de sorties. Mais ces premières observations inattendues en masquaient une autre qui ne l’était pas moins. Car une analyse comparative du poids des pelotes de pollen entre les groupes de butineuses révéla, pour une raison que nous ne saurions expliquer à ce jour, que les abeilles du groupe C confectionnaient des pelotes presque 2 fois plus petites (4,38 ± 0,71 mg) que celles formées par les abeilles du groupe témoin (8,11 ± 1,33 mg) et du groupe D (8,03 ± 0,91 mg). Nous venions sans le vouloir de découvrir qu’une exposition précoce des abeilles à des faibles doses de pesticides pouvait produire des butineuses « paresseuses » et moins efficaces dans leur collecte de pollen. Mais ces effets de nature sublétale pouvaient-ils finalement conduire à un affaiblissement du couvain, voire à la mort de la colonie ? Pour le savoir Alberto fit appel au savoir-faire de Fabrice Requier qui utilisa les données obtenues aux cours des expérimentations pour simuler à l’aide d’un modèle mathématique (Beehave) quel pouvait être l’impact de ce mélange sur la dynamique des colonies. Et ce que prédit le modèle confirma qu’une exposition prolongée des abeilles en juin et juillet se traduisait par une diminution des réserves de pollen ainsi que du nombre d’abeilles adultes et pouvait dans certaines conditions diminuer la probabilité de survie de la colonie au printemps suivant. A ce stade, nous pensions être suffisamment avancés et certains de la qualité de nos résultats pour les soumettre à validation par nos pairs, c’est-à-dire pour proposer une publication scientifique. Après quelques modifications suggérées par les relecteurs anonymes de la revue Science of total environment, les résultats issus de cinq années d’efforts combinés et de travail collaboratif ont été publié sous l’intitulé « Exposure to pollen-bound pesticide mixtures induces longer-lived but less efficient honey bees ».
La publication de ces résultats ne saurait cependant être une fin en soi et le travail n’eut été accompli qu’à moitié si nous en étions restés là. C’est pourquoi lorsque l’ITSAP a été auditionné en octobre 2018 dans le cadre d’une saisine relative à « l’évolution des dispositions réglementaires visant à protéger les abeilles domestiques et les insectes pollinisateurs sauvages », les résultats d’Alberto et al., associés à d’autres extraits de l’observatoire des résidus, furent présentés devant la commission de l’Anses chargée de formuler un avis sur la question. Ainsi, l’argumentaire présenté à partir de ces travaux participa à l’élaboration d’un avis dans lequel l’Anses recommande de renforcer la protection des abeilles, en élargissant désormais à l’ensemble des produits phytopharmaceutiques utilisés en pulvérisation, l’interdiction d’appliquer en pleine journée des produits insecticides et acaricides pendant les périodes de floraison et/ou périodes de production d’exsudats. « D’une envie à un Avis », cinq années de labeurs et des dizaines de contributeurs furent donc nécessaires pour traduire les préoccupations du terrain en recommandations de l’Anses. Et alors qu’il faudra attendre encore quelque mois pour savoir si cet avis aura un prolongement législatif, Alberto et tous les autres sont déjà repartis à la croisée des chemins entre science et apiculture en espérant que leurs travaux pourront à nouveau contribuer à préserver la santé des abeilles et faciliter le métier des apiculteurs.
Alberto Prado, Maryline Pioz, Cyril Vidau, Fabrice Requier, Mylène Jury, Didier Crauser, Jean-Luc Brunet, Yves Le Conte & Cédric Alaux. 2019. Exposure to pollen-bound pesticide mixtures induces longer-lived but less efficient honey bees. Science of the Total Environment 650:1250-1260.