Opposer les abeilles sauvages contre les abeilles domestiques dans les zones naturelles, une stratégie perdante pour l’apiculture

Les abeilles domestiques (Apis mellifera L.) comme les espèces sauvages sont confrontées à des menaces résultant des activités humaines, comme l’artificialisation des sols, l’intensification des pratiques agricoles et la propagation d’espèces envahissantes et de nouvelles maladies (Potts et al., 2016). Si les pesticides exercent leur pression sur les espèces d’abeilles domestiques comme sur les sauvages, les sujets concernant les agents infectieux, l’appauvrissement des ressources trophiques et la biodiversité opposent parfois les enjeux de protection de ces deux catégories d’abeilles.
En effet, des transferts inter-spécifiques d’agents infectieux (Potts et al., 2018 ; Tehel et al., 2016) ou une compétition pour les ressources florales (Winfree et al., 2015) ont été démontrés à plusieurs reprises. Par exemple, l’augmentation de la densité d’abeilles domestiques peut affecter les abeilles sauvages par le biais de la concurrence pour les ressources alimentaires, de changements dans les communautés des plantes entomophiles (Mallinger et al., 2017) ou de transmission d’agents infectieux (Fürst et al., 2014 ; Vanbergen et al., 2018). Enfin, il peut être observé le remplacement progressif de l’élevage d’abeilles indigènes, par exemple A. cerana en Asie (Theisen-Jones et Bienefeld, 2016) ou les mélipones au Mexique (Quezada-Euán, 2018), par l’élevage d’A. mellifera., au détriment d’une biodiversité domestique locale.
En conséquence, les interactions entre les abeilles domestiques et sauvages suscitent de vifs débats entre la nécessité de préserver les abeilles sauvages et celle de maintenir une apiculture dans les zones naturelles et protégées (Geldmann et González-Varo, 2018 ; González-Varo et Geldmann, 2018 ; Kleijn et al., 2018 ; Saunders et al., 2018). Certains auteurs préconisent ainsi un contrôle de l’installation des ruchers sur certains territoires (Saunders et al., 2018), allant de la limitation (milieux « sensibles ») à l’interdiction de l’apiculture (zones « protégées » avec espèces rares).
Si nous pouvons convenir que de fortes densités d’abeilles domestiques peuvent être problématiques pour la conservation des pollinisateurs sauvages, nous soutenons que des mesures de gestion exclusives peuvent être contre-productives pour la protection de la biodiversité des abeilles domestiques et pour l’apiculture. Pour détailler cette opinion, des scientifiques de l’UMT PrADE ont publié un article dans une revue scientifique internationale. Cet article présente les principaux argumentaires développés.
Conservation de l’abeille domestique
L’abeille occidentale Apis mellifera L. appartient à la biodiversité dans son aire de répartition (Afrique, Europe, Asie occidentale et centrale), où elle a dû s’adapter à diverses conditions environnementales et climatiques (De la Rua et al., 2009).. Ces populations sont adaptées à leur environnement local grâce à une gamme de phénotypes spécifiques, de sorte que le retrait de leur aire d’origine peut être associé à une survie et à une productivité plus faibles (Buchler et al., 2014). Par exemple, il a été constaté que certaines populations survivent naturellement à l’infestation par le varroa (Locke, 2016). Cependant, une fois retirées de leur environnement d’origine, ces populations sont devenues aussi sensibles à Varroa que les populations locales non résistantes, ce qui suggère que le mécanisme de résistance aux acariens dépend des interactions génotype-environnement (Buchler et al., 2014 ; Meixner et al., 2014 ; Meixner et al., 2015). La diversité des populations d’abeilles mellifères constitue donc un important patrimoine naturel à préserver. Ceci est en outre soutenu par le règlement européen sur l’apiculture biologique, qui recommande «l’utilisation de races européennes d’Apis mellifera L. et de génotypes locaux» (règlement du Conseil ECN n ° 889/2008). Si les essaims naturels peuvent représenter un réservoir de diversité génétique (Oleksa et al., 2013), la mise en place de conservatoires gérés par des apiculteurs est le meilleur moyen pour maintenir la diversité génétique des abeilles domestiques (Jaffe et al., 2010). Par exemple, quatre zones de conservation ont été créées dans les réserves naturelles suisses pour préserver la sous-espèce d’abeilles mellifères locale A. m. mellifera (Parejo et al., 2016). Si l’emploi de souches génétiques non locales est bénéfique pour la diversité génétique de l’espèce (Harpur et al., 2012), il expose au risque de voir disparaitre certains allèles dans les populations locales et ainsi accentuer la perte de caractères génétiques importants liés aux caractéristiques locales (De la Rua et al., 2013).
Si la question de l’organisation de l’apiculture sur les territoires se pose pour la conservation des abeilles sauvages, elle se pose également pour la conservation des sous-espèces de l’abeille domestique. Ce sujet, faisant l’objet de débats tout aussi vifs que ceux autour de la protection des abeilles sauvages – mais plus anciens -, a déjà fait l’objet de recommandations pour des zones de conservatoire d’abeille noire : aucune introduction de colonies provenant de l’extérieur au conservatoire dans un rayon de 3 km et une zone dite « tampon » de 10 km où il faut privilégier l’installation de colonies issues de la zone conservatoire (Garnery et Basso, 2013). Ces recommandations sont à moduler selon les territoires. En effet, une topographie particulière (île, vallée) permet d’assurer un isolement génétique avec moins de contraintes sur les distances entre ruchers. Nous voyons ici que la conciliation entre le maintien des productions apicoles et le maintien des conservatoires d’abeilles noires dans les zones naturelles ou protégées demande de concevoir de nouveaux types d’organisation, au risque de voir multiplier les conflits.
Mesures de gestion non exclusives
Des mesures de gestion organisant la répartition de l’apiculture dans les zones protégées doivent être conçues pour permettre la conservation des abeilles sauvages, de sous-espèces de l’abeille domestique et le maintien de l’apiculture. Le nombre de colonies d’abeilles mellifères gérées dans les zones protégées peut être réduit pour limiter l’impact sur les ressources et la transmission de maladies aux abeilles sauvages, tout en permettant la mise en place de zones de conservation d’abeille domestique. Le respect d’une densité maximale de 3,1 colonies par km² a été proposé au nom du principe de précaution pour préserver les abeilles sauvages (Steffan-Dewenter et Tscharntke, 2000). Alors que cette valeur seuil n’a pas de base scientifique solide, les résultats de Henry et Rodet (2018) quant à eux apportent des éléments robustes pour considérer la distance inter-ruchers comme mesure de gestion. La position des ruchers semble déterminer une aire d’emprise à l’intérieur de laquelle les abeilles rentrent en compétition, entre les différentes butineuses d’abeilles domestiques (compétition intra-spécifique), mais également entre ces butineuses et celles des abeilles sauvages (compétition inter-spécifique). La répartition spatiale de l’apiculture en fonction de ces aires d’emprise est une piste de gestion des ruchers. Cependant, cette distance inter-ruchers a été établie dans une seule situation particulière, celle de la côté Bleue sur le littoral méditerranéen en miellée de romarin. La généralisation d’une telle mesure pour créer des zones de protection des abeilles sauvages reste posée. Il peut être supposé que selon les caractéristiques du territoire (nature des espèces d’abeilles et des ressources florales, saisons…) les résultats soient différents.
Les pièges d’une apiculture cantonnée aux zones agricoles
En ce qui concerne le scénario extrême proposé par certains auteurs, dans lequel l’apiculture devrait être limitée aux zones agricoles, cela devrait entrainer l’intensification des pratiques apicoles (élevage, nourrissement, transhumance) pour réduire ou compenser les pertes de colonies dues aux périodes de disette et aux pollutions. La sélection des souches génétiques risquerait alors de s’effectuer principalement sur des performances de production, au détriment de la rusticité des abeilles et de leur adaptation aux conditions locales. Or, le maintien de la biodiversité domestique est un défi pour espérer s’adapter aux rapides mutations actuels de l’environnement (Notter, 1999 ; Decourtye et al., sous presse). En effet, un réservoir de phénotypes adaptés aux différentes régions climatiques sera utile pour sélectionner les populations d’abeilles mellifères qui conviennent le mieux pour l’apiculture et pour les services de pollinisation dans de nouvelles conditions climatiques.
Si l’apiculture est bannie des zones naturelles et protégées, nous pouvons également estimer que la rentabilité économique des apiculteurs sera modifiée. En effet, les miels produits dans certaines zones de grandes cultures mellifères ont souvent une plus-value économique moins avantageuse. Le respect du cahier des charges d’Agriculture Biologique devient plus difficile en dehors des zones naturelles. Ainsi, le cantonnement de l’apiculture aux zones agricoles risquerait de bouleverser différents leviers de la durabilité des exploitations.
Conclusion
Nous ne contestons pas qu’une forte densité d’abeilles domestiques puisse rentrer en concurrence avec les pollinisateurs sauvages pour les ressources et favoriser la propagation d’agents infectieux. En effet, il semble inévitable d’organiser l’accès des abeilles domestiques dans les zones où des espèces de pollinisateurs sauvages sont menacées (Henry et Rodet, 2018). Cependant, dans le contexte actuel de crise de la biodiversité en évolution rapide aux niveaux mondial et local, il est nécessaire de mettre en œuvre des politiques adéquates pour protéger les abeilles domestiques, non seulement en raison d’arguments de valeur intrinsèque (conserver la biodiversité pour son propre compte), mais aussi parce que cela constitue un réservoir de phénotypes prometteurs pour l’apiculture et la pollinisation. À cette fin, plutôt que de créer une opposition entre les abeilles mellifères gérées par les apiculteurs et les pollinisateurs sauvages et de créer des conflits entre les parties prenantes, nous devons trouver des moyens de concilier la conservation des pollinisateurs sauvages avec des pratiques apicoles responsables et durables dans les zones naturelles ou protégées. Par conséquent, avant de considérer toute exclusion de l’apiculture des habitats naturels de l’abeille domestique, nous devrions éprouver des politiques de conservation des pollinisateurs sauvages qui s’accordent avec l’apiculture.
Pour les références citées, veuillez-vous rapporter à l’article scientifique dont est issu ce texte : https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fevo.2019.00060/full
Axel Decourtye 1,2,3, Yves Le Conte 1,4, Benjamin Basso 1,2, Cédric Alaux 1,4
1. UMT Prade (protection des abeilles dans l’environnement)
2. ITSAP-Institut de l’abeille
3. ACTA-Réseau des instituts techniques agricoles
4. INRA, Unité Abeilles et Environnement